L'europe et les femmes


 
" Les réflexions sur la construction européenne et la démocratie sont aujourd'hui courantes, tant dans les milieux universitaires que politiques, dans la littérature spécialisée, ou encore dans la presse. Le débat est loin d'être achevé, et moins encore consensuel, mais il existe.
 
Également, la relation entre participation des femmes et démocratie a, dans les années récentes, émergé comme un sujet digne de figurer à l'agenda des partis politiques, des gouvernements, des syndicats, des organisations internationales et des associations. Dans les milieux économiques, les grandes entreprises ont compris, quant à elles, le parti qu'elles pouvaient tirer d'une " mixité " dans leur force de travail, y compris parfois au niveau de la prise de décision.
 
Et pourtant, le rapprochement entre les deux dynamiques d'évolution de nos sociétés que constituent la transformation du rôle des femmes et la construction européenne n'est fait que rarement ou marginalement par la classe politique, plus rarement encore par la "sagesse populaire ".
 
Deux raisons particulières imposent aujourd'hui de s'interroger sur leur relation :
 
- La première est tactique : l'électorat féminin pourrait gripper à nouveau la construction européenne, comme ce fut le cas lors du référendum danois du 2 juin 1992, ou du "non" norvégien à l'adhésion du 29 novembre 1994, mais aussi des "tout juste oui" français, irlandais, autrichiens et suédois. La ratification du traité d'Amsterdam que quelques États membres seulement ont décidé de soumettre au verdict de leur électorat n'est qu'une étape supplémentaire d'une construction qui ne peut se poursuivre à l'insu de ses peuples.
 
Sachant... qu'elles représentent plus de 51 % de la population et un pourcentage supérieur de l'électorat puisque leur poids démographique est supérieur dans les tranches de population en âge de voter;
 
Sachant... que partout où elles ont été consultées, les femmes d'Europe, dans leur diversité, irlandaises ou norvégiennes, agricultrices ou étudiantes, femmes au foyer ou retraitées, femmes des villes ou des campagnes, du Nord ou du Sud, ont exprimé un désintérêt (abstention) ou une opposition (vote négatif) plus forts que les hommes vis-à-vis de l'Europe de Maastricht;
 
Sachant... que les sondages les révèlent partout plus réticentes que les hommes à l'égard de l'Union européenne;
 
Ne doit-on pas se poser sérieusement la question de savoir ce qui les rend singulières dans ce comportement face aux urnes. Faut-il y voir un refus d'Europe? De ses méthodes? Du contenu de ses politiques? De ses orientations?
 
Si les "pères de l'Europe" ont pu, dans l'après-guerre, fonder la Communauté sur un consensus implicite d'aspiration à la paix et à la prospérité, la demande de participation des populations est aujourd'hui d'une nature beaucoup plus exigeante et complexe, nul ne peut plus l'ignorer.
 
En particulier, il devient plus évident que le progrès économique ne peut être une aspiration commune que si les bénéfices en sont accessibles au plus grand nombre et qu'il contribue ainsi au développement d'affinités sur des objectifs communs de respect des droits et de la dignité de chacun et chacune. Les femmes, fussent celles qui, chômeuses, migrantes, mères célibataires, vivent nombreuses dans la précarité, ne peuvent en être les laissées-pour-compte. Ne serait-ce que tactiquement, il est urgent d'apporter une attention accrue et spécifique à ce que l'Union européenne leur propose. Cette attention est nécessaire à l'ouest, mais aussi à l'est de l'Europe, où déjà, déconvenues d'une égalité mal interprétée, bien des femmes se retrouvent, le vent du libéralisme aidant, enfermées dans un mode de vie placé sous le signe de la survie.
 
-La seconde est substantielle : autant les politiques d'égalité des chances entre femmes et hommes que l'approfondissement de l'Union européenne se heurtent aujourd'hui à des blocages profonds qui ont des similitudes. Ces blocages ne sont pas accidentels ou causés seulement par une conjoncture défavorable. Ils s'expriment dans l'action politique, mais sont enracinés dans une domination des valeurs de conquête et de concurrence qui a imprégné l'Occident depuis le siècle des lumières. La comparaison peut relativiser ces blocages et amener à les voir sous un jour nouveau. Au-delà, toutefois, l'examen conjoint de ces deux processus à l'oeuvre dans nos sociétés permet de formuler des réponses neuves aux transitions que nous vivons. C'est cette intuition qu'il importe de vérifier.
 
Cette intuition est devenue conviction dans l'exercice de mes fonctions à la Commission européenne. L'unité "Égalité des chances entre femmes et hommes", que j'ai accompagnée pendant quatre ans, fait partie de ces lieux enchantés de l'administration européenne où se vit au quotidien la richesse humaine de l'entreprise, faite d'ouverture à l'autre, d'efforts non comptés, d'objectifs partagés, d'un élargissement de l'univers des possibles, qui donne des racines à la solidarité et un sens à l'avenir.
 
La force de la conviction issue de cette expérience tient aux témoignages de légitimité de l'action europeenne qui émanent des actrices et acteurs concernés, qu'ils ou elles opèrent dans l'économique, le social, le politique ou le culturel. Elle tient aussi à la découverte d'un monde différent. La qualité particulière de ce service de la Commission est d'avoir été l'un des premiers " chaudrons " d'une culture européenne au féminin.
 
Ce développement faisait-il partie des intentions des pères de l'Europe? Même si, comme nous le verrons, l'égalité hommes/femmes fut inscrite " par hasard " dans le traité de Rome, les initiatives ultérieures qui ont valu à la Communauté européenne de se trouver à l'avant?garde d'une transformation de société furent bel et bien le résultat logique de la " méthode Monnet ". C'est par son inscription dans le cadre d'institutions que s'est développé, à petits pas, mais en continu, un projet qui émergeait de l'utopie.
 
(...)

Aujourd'hui, ce potentiel commun est en charge négative. Les dynamiques vers plus d'Europe apparaissent trop souvent comme allant à l'encontre de l'intérêt des femmes. Quant aux réussites des femmes, elles ne sont guère reconnues comme devant quelque chose à l'Union. Quel écho la politique européenne d'égalité trouve-t-elle dans les Étatsnations qui constituent l'Europe? Chez les citoyennes et citoyens ?
 
Regardons-y de plus près:
 
D'abord, au rythme des vagues événementielles qui nous assaillent, chahutent notre jugement et alimentent nombre des contradictions apparentes entre les femmes et l'Europe, entre les femmes et les hommes, entre les femmes et les femmes, entre l'Europe et ses États membres : de référendum en soutien populaire, de nouveau traité en élargissement, de déficit budgétaire en quotidien précaire. En vrac, comme elles apparaissent, quelles sont les questions que nous pose le présent? Du Nord au Sud et d'Est en Ouest, quel est le sens des valses?hésitations que nous vivons? Comment discerner des signaux positifs dans le vacarme tapageur du quotidien?
 
(...)
 
Les femmes, l'Europe: il y a sur l'un et l'autre mot défaut d'identité, frontières floues et confusions qui obscurcissent leurs fonctions dans les enjeux à venir. Quant à l'égalité, l'amalgame implicite entre le principe républicain et le concept mathématique est profondément réducteur. Légalité, dans une vision mathématique, veut dire identique, même, interchangeable, parce que conduisant toujours au même résultat.
 
"Cette égalité-là nie le caractère unique de chaque être, de chaque groupe, de chaque peuple. Et pourtant, c'est elle qui est à l'oeuvre dans les relations internationales. Pour beaucoup de dirigeants politiques un "nouvel ordre mondial" est l'élargissement du même modèle à partir d'un noyau central, les pays industrialisés, à toutes les autres sociétés. C'est le royaume totalitaire et concentrationnaire du même". C'est ainsi que Maria de Lourdes Pintasilgo, ancienne Première ministre du Portugal, clôturait, en octobre 1992, à Louvain-la-Neuve, un colloque européen sur l'accès à l'égalité entre femmes et hommes.
 
Ces paroles fortes introduisent le sens de la relation à consolider entre le projet européen et l'émancipation des femmes... pour un monde plus ouvert et plus riche, avec beaucoup d'imagination.
 
 
-Hubert, Agnes, L'Europe et les femmes, identités en mouvement, Ed. Apogée, 1998. Pgs. 10-15.-